Dans toutes les villes, au Moyen-Age, l'arrivée de personnages officiels ou les fêtes patronales donnaient aux habitants l'occasion de représenter des scènes religieuses et même païennes sur des tréteaux montés aux carrefours. Si le but avoué des spectacles était l'amusement du public, les édiles ne négligeaient pas les retombées financières de la venue des princes d'Amour, de leurs troupes et de leur public sur le commerce local et particulièrement au début du XVIème siècle où il avait
été mis à mal par les guerres et les difficultés du marché drapier.


Ces fêtes permettaient à la bourgeoisie cultivée de jouer les rôles de nobles ou de religieux, les traitant bien souvent de manière grotesque. Périodiquement, les autorités ecclésiastiques ou politiques intervenaient pour faire cesser ces abus. Ainsi, en 1519, Marguerite, archiduchesse d'Autriche, duchesse de Bourgogne, se plaignit du Magistrat de Valenciennes qui avait toléré "aucune farces, figures ou démonstracions" faites "aucontempnement, méprisement ou diminution" du roi de France, son neveu.

 


Le Magistrat et les religieux, en réaction contre ces jeux ridiculisant leur autorité mais aussi contre la montée des idées réformistes, encouragèrent la représentation du fameux Mystère de la Passion qui, en 1547, "se présente comme le type le plus évolué des théâtres de tradition médiévale".


Lors de la Contre-Réforme, les religieux et particulièrement les Jésuites utilisèrent le théâtre pour édifier leurs élèves. Lors de la venue d'un cardinal en 1597, leur théâtre fut déplacé etremonté près de la porte Cardon. Un autre fut construit spécialement. On demanda à Jacques de Horgnies, à Adrien de Montigny, le peintre des albums de Croy, et à Jean Chiens (3) "d'enrichir l'eschafault dressé en la salle le Comte pour y jouer la Comédye devant son Alteze à sa bienvenue en ceste ville". Démonté à la fin des cérémonies, le théâtre fut remisé dans les ateliers de la ville.

 

 Il fallut attendre 1653 pour que le théâtre soit placé définitivement sur la place d'Armes jusqu'à la destruction de 1940. Hécart, citant les Advenues de Simon Le Boucq, rapporte que l'Empereur, par une lettre datée du 27 novembre 1653, envoya à Valenciennes une troupe de comédiens qui était celle du Prince d'Orange "pour représenter 8 à 10 actions par devant sa cousine la princesse de Condé". Il demandait que le Conseil Particulier désignât un théâtre pour les comédiens. Celui-ci autorisa le Magistrat à utiliser la Chambre Saint-Georges.

 


Mais, assurément, l'événement qui marqua la vie théâtrale valenciennoise et qui, sans doute, détermina les édiles à développer des spectacles réguliers, fut la venue en 1708 du prince-évêque Joseph-Clément, Electeur de Cologne.


Chassé de ses Etats pour avoir pris le parti de la France et de son roi, Louis XIV, lors de la guerre de Succession d'Espagne, il vint se réfugier d'abord à Lille en 1704 puis à Valenciennes où il arriva le 18août 1708. Il fut logé gracieusement dans l'Hôtel du Gouvernement situé dans la rue de l'Intendance, appelé aussi Vicoignette parce qu'il avait servi de refuge aux religieux de l'abbaye de Vicoigne.


Comme son frère l'Electeur de Bavière qui s'était rendu à Mons, il était un grand amateur de spectacles. Bien que Loridan et Hécart l'aient déjà cité, il n'est pas inutile en l'absence de nouvelles sources de rapporter à
nouveau le témoignage de Charles François Voickerick de la Tourelle : "II faisoit représenter à la Cour [Vicoignette], régulièrement deux fois par semaine, l'opéra ou la comédie, dont les acteurs estoient tirés de ses gens les plus adroits : soit des abbés de sa musique, de ses gardes trabans, valets de pied, secrétaires et autres. Les sujets de ces pièces estoient différents ; pendant le Carême, il faisoit représenter en musique des oratorios qui servoient de méditation : telles furent celles qu'il fit de saint François de Borgia, saint Cyprien et sainte Justine. Dans le carnaval, il faisoit représenter des histoires profanes : telles furent celles du Marquis de Zéphire, le Pays de Cocagne, le Chaudron, Tamerlan et Bajazet, empereurs turc et tartare, la Noce de Village et autres pièces pleines d'agrément et de divertissements inconnus. Sur le théâtre, on voyait souvent des compagnies de cavalerie, des carosses, des vaches et des cerfs, des festins etautres choses semblables. Le théâtre changeait souvent de décoration, avec toutes les machines, à l'imitation de ceux de Paris et de Bruxelles. Il y avait une loge pour son Altesse et pour les dames de sa cour et d'autres pour les dames qui n'en estoient pas, et le parterre pour les personnes moins distinguées. Dans toutes les pièces, il y avoit toujours des [rôles de] femmes où les gens de sa cour et autres estoient représentés sous des noms empruntés, les y faisant ainsi corriger et censurer".


Ces spectacles d'amateurs étaient alors très à la mode. Ainsi, l'Electeur de Bavière qui séjourna au château de Raismes, "y fit construire théâtre et amphithéâtre, en plein marais et sur pilotis". Et encore, le prince de Croy-SoIre, retiré dans son château de Condé en 1716, fit donner des représentations par les gens de son entourage, comme en témoigne un tableau de Carel de Crec daté de 1717.


Hécart d'abord, puis l'érudit Louis Serbat, ont retrouvé et collectionné une partie des pièces jouées ou imprimées lors du séjour de l'Electeur de Cologne. Quelques unes sont encore conservées dans les fonds de la Bibliothèque municipale de Valenciennes. Elles nous permettent ainsi que les recherches d'Hécart, de connaître les spectacles prisés par l'Electeur, d'en définir les décors et les participants.


La pièce la plus ancienne est un opéra ("dramma in musica") écrit en italien et imprimé en 1710 par Gabriel François Henry : Le Peripezie délia fortuna o il Baiazetto. Voici ce qu'en dit Hécart : "En tête de cette pièce est un frontispice gravé représentant Bajazet dans sa cage, et dans la tente de Tamerlan qui est à table, caressant la femme de ce malheureux Empereur. Cette pièce n'est pas traduite". Hécart s'étonne de la "grande quantité d'acteurs qui paraissent dans cette pièce..." qui nécessite une dizaine de décors différents.


Editée chez Henry en 1712, L'Innocenza oppressa in San Vinceslao Martire, duca di Boemia est une tragédie avec des textes italiens et français interprétés par huit acteurs et un choeur. Les décors comprenaient une salle royale avec un trône, un camp militaire avec une armée en marche, un palais, une salle avec une table royale, un char triomphal.


Douze décors différents, plus de vingt acteurs, et une pléiade de choeurs, de cavaliers, de pages, de soldats illustraient la pièce écrite en italien et traduite en français, imprimée chez Henry en 1712 : L'Innocenza difesa da Numi, "dramma in musica". Hécart en décrit l'action "fort compliquée". En voici quelques décors : une place avec quatre temples, un cabinet royal, une vallée déserte au milieu d'un bois avec une montagne et une tour, un bois, une chambre royale, le jardin du palais, une grotte souterraine, une plage et la mer, le promontoire de Sparte, la forge de Vulcain, etc...


Le Réciproque, divertissement en musique pour la campagne fut  représenté à Raismes en juillet 1714. Onze personnages, dont Pierrot et trois choeurs sont mis en scène dans cette pièce villageoise qui se termine par ces mots : "Joignons aux plaisirs de l'amour les plaisirs de la bonne chère". "Plusieurs barques paroissent sur le lac d'où sortent des matelots qui en dansant élèvent un pavillon sous lequel la table se trouve toute servie...".


Une comédie en trois actes imprimée par Henry en 1714 s'intitule La Pauvre Riche. Quarante acteurs et de nombreux "comparses" jouent dans cette pièce qui se termine par des noces villageoises. Les décors sont composés d'une place avec deux maisons, de la cour d'un palais avec un superbe escalier, d'une vallée environnée de rochers, "avec la veue de la ville de Thèbes, sans murailles", d'un cabinet, "d'un amphithéâtre avec des loges pour voir le carousel", d'un village.Des machines sont nécessaires à la mise en scène : " Des morceaux de Rochers s'animent... et forment les murailles de Thèbes, le temps dans son char, tiré par deux cerfs, les joyaux ... qui sortent des rochers, un trône que l'on élève pour les trois époux et pour leurs épouses".


Enfin, une pastorale intitulée Les Plaisirs de Marimont est représentée à Mons devant l'Electeur de Bavière. Elle est écrite par Foucquier, mise en scène par Vaillant , musicien du Magistrat de Valenciennes, et imprimée par Henry. Les acteurs jouent les rôles de bergers, de sylvains, des dieux Bacchus et Pan,de l'Amour. "La scène est dans une avenue du château de Marimont".


Comment, en décrivant ces pièces et leurs décors, ne pas penser au peintre des Fêtes Galantes, Antoine Watteau, et ne pas essayer, à la lueur de nouveaux indices, d'éclaircir quelques points de sa vie ?


Né en 1676 ou en 1684 - cela n'est pas le plus important ici -, il aurait fait son apprentissage à Valenciennes et serait arrivé à Paris en 1702. L'un des es biographes et amis, Jean de Jullienne, dit qu'à Valenciennes, il "fit connoissance avec un autre peintre qui se donnoit pour habile dans les décorations du théâtre et qui fut sur cette réputation mandé en 1702 pour l'opéra de Paris. Le jeune Watteau... obtint de son nouveau maître de l'y accompagner...". Cette hypothèse ne fut pas retenue par Pierre Rosenberg lors du colloque de 1984. Il est vrai que Jérôme de la Gorce, qui proposait le peintre Vigoureux-Duplessis, n'avait apporté aucune preuve et déplorait les lacunes des archives de l'Opéra de Paris.


Le théâtre de Lille avait été incendié en 1700 et aussitôt reconstruit en janvier 1702. Un décorateur y fut certainement nécessaire. D'ailleurs, Léon Lefebvre relève àLille en 1714, dans la capitation, un nommé "Lefebvre, décorateur de la Comédie". Il n'est pas impossiblequ'une fois son travail terminé, le décorateur de 1702 fît route vers Valenciennes où, et nous le verrons plus loin, une troupe de comédiens assurait le spectacle en 1701 (cette hypothèse est aussi émise par J. de la Gorce). Lefebvre cite encore la présence à Lille de Charles Dolet (1682-1738), un comédien qui faisait déjà partie de la toupe de Mezzedn en 1697 quand les Italiens furent chassés et qui "se lia à Valenciennes, en 1704, avec une demoiselle Lambert, fille d'un comédien, et l'épousa. Il entraîna son beau-frère et deux jeunes Valenciennois qui débutèrent avec lui à Paris, à la loge du sieur Bertrand en 1705, à la foire Saint-Laurent". En 1712, d'ailleurs, il fit venir à Lille un Pierrot qui n'était autre que le fameux Pierre-François Biancolelli, que certains avaient cru re-
connaître dans le "Gilles" de Watteau.


Après avoir échoué au concours de l'Académie, le 31 Août 1709, Watteau revint à Valenciennes d'où il envoya à Paris des scènes militaires ; rien de bien étonnant puisque c'était la guerre de Succession d'Espagne. Mais jamais nous n'avons vu mentionner dans les nombreuses publications consacrées au grand peintre la présence de l'Electeur de Cologne, de sa cour et de son théâtre à Valenciennes et à Raismes. Sans affirmer bien sûr que Watteau a puisé toute son inspiration dans le
théâtre de l'Electeur, il n'est quand même pas impossible que Watteau ait ressenti un "déclic" dans ce moment où il se remettait en question. Il est plus que probable que Watteau fut introduit dans l'entourage de l'Electeur par Charles Dubois, le peintre valenciennois avec lequel il correspondait. La soeur de Dubois avait d'ailleurs épousé un nommé Kandas, musicien de l'Electeur. Dans ces conditions, Watteau, protégé par l'Electeur aurait pu peindre sans craindre les représailles de la confrérie Saint-Luc, soit à Valenciennes, soit à Raismes. D'autre part, c'est certainement à Valenciennes, contrairement aux affirmations d'Hervé Guénot, que Watteau rencontra son ami, Antoine de la Roque. En effet, blessé à la bataille de Malplaquet et en convalescence à Valenciennes, il paraît impossible que cet amateur de théâtre n'ait
pas été l'invité de l'Electeur.


Ce sont encore et toujours des hypothèses. Certes, aucune preuve ne peut être apportée. Mais de nombreux fonds d'archives publics et privés demeurent inexploités notamment ceux des Electeurs de Cologne et de Bavière conservés à Munich et à Dusseldorf. Ils délivreront peut-être un jour du neuf sur la vie de Watteau et sur le théâtre à Valenciennes.


M. Vangheluwe

 

in "L'art du théâtre à Valenciennes au XVIIIe siècle"

Catalogue de l'exposition du 29 avril au 22 juillet 1989

Bibliothèque Munucipale de Valenciennes