En 1959, l'archiviste-paléographe Paul Lefrancq, dans le cadre de ses fonctions de directeur de la Bibliothèque municipale de Valenciennes, contribua à la documentation d'un tableau alors légué à la ville. Il s'agissait du portrait de Jean-Baptiste Fior. Les archives municipales ont conservé ses notes de travail pour le conservateur du musée Claude Souviron, qui sont ici transcrites.

 


Note (provisoire) sur le portrait de F.L.J. FIOR, par Paul Lefrancq


A la fin du XVIIIème siècle vivait à Valenciennes, où elle n'était peut-être installée que depuis peu, une famille Fior dont le chef paraît bien avoir été Adam Fior, menuisier, mari de Anne Tricot. Ce dernier nom est bien valenciennois, mais celui de Fior est moins répandu dans notre ville ; c'est pourquoi nous pensons que c'était peut-être celui d'un soldat italien venu à Valenciennes à la suite de Bardo Bardi Magalotti, premier gouverneur militaire de Valenciennes après la prise de la ville en 1677.


Le nom de Fior s'écrit constamment sous la forme la plus simple F.I.O.R. à partir du premier quart du XVIIIème siècle. Mais auparavant on rencontre parfois aussi la forme Fiolle (ou Fiol, et même une ou deux fois la forme Phiolle). C'est pourquoi je pense que la forme primitive de ce nom était peut-être un équivalent italien du français " filleul ". Cette hypothèse ne pourra probablement se confirmer ni s'infirmer, ce qui est d'ailleurs assez peu important.


Ce qui est important, c'est de savoir que rapidement cette famille fournit des ouvriers de talent, voire des artistes. Jean-Michel Fior, époux de MA. Durin, et Joseph Fior, époux de MM. Fortresse, tous deux fils d'Adam Fior, furent des sculpteurs et ornemanistes de valeur auxquels mon prédécesseur, Maurice Hénault, archiviste de la ville de Valenciennes a consacré une brève notice identifiant plusieurs de leurs œuvres. Jean-Michel Fior vécut de 1678 à 1755 et eut plusieurs enfants de sa femme, née Durin : André Joseph, sculpteur au talent relatif, Philippe André, qui vécut de 1711 à 1783 et mourut célibataire, et Claude (ou Jean-Claude), qui épousa une demoiselle Bruyère et en eut plusieurs enfants. De ceux-ci, seul l'aîné François Louis Joseph Fior, né en 1744, survécut à ses frères, morts jeunes. De ce François Louis Joseph fut fait peu après 1780 le beau portrait qui est présenté aujourd'hui.

 

Le second fils d'Adam Fior, fondateur de la dynastie, fut Joseph Fior dont Maurice Hénault cite plusieurs œuvres. II n'eut pas de descendance marquante de son union avec une demoiselle Fortresse. Claude Fior, fils de Jean-Michel et neveu de Joseph, frère de Philippe, tous trois artistes sculpteurs, se contente d'être maître menuisier ; probablement, cependant, fut-il un habile ébéniste. Il eut, entre 1738 et 1760, de nombreux garçons dont un seul survivra François Louis Joseph Fior et plusieurs filles dont trois se marièrent. Les deux aînées furent Mmes Harnesse et Hayoit, et la dernière-née (1760) devint de bonne heure Madame Lefebvre. Les époux Lefebvre-Fior connurent tout d'abord les flammes de la passion puisque mariés en 1784, ils avaient déjà un fruit de leur amour, Pierre François Joseph, né en 1779. Il faut dire que, par sa mère, née Serret, l'époux Pierre Frédéric Joseph Lefebvre appartenait à l'aristocratie bourgeoise de Valenciennes, tandis que les Fior étaient simplement des artisans, voire des artistes !


Quoiqu'il en soit, le ménage Lefebvre-Fior cessa assez tôt, tout à fait à l'amiable semble-t-il bien, de pratiquer la vie commune. Le mari étant parti exploiter directement ses propriétés de Wargnies-le-Grand, la femme resta à Valenciennes où elle vécut avec son fils Pierre François Joseph devenu de bonne heure " praticien " (clerc de notaire) et deux filles non mariées. L'une de celles-ci, Emélie, née en 1790, avait déjà coiffé Sainte-Catherine quand sa mère, Marie Barbe Fior mourut à Valenciennes en 1817.


D'après une tradition de famille très vraisemblable, elle quitta alors Valenciennes, mais pas pour se retirer à Wargnies-le-Grand auprès de son père survivant, mais partir vivre à Paris auprès du frère aîné de sa mère, François Louis Joseph Fior qui vivait dans la capitale alors âgé de 73 ans. Mais j'estime qu'il devait être mort en 1830. Non nécessairement parce qu'il aurait eu alors 86 ans, mais parce qu'Emélie déjà alors âgée de 40 ans épouse (sa mission de gouvernante de son vieil oncle ayant pris fin) un jeune clerc de notaire de 25 ans Pierre-Joseph Ville, fils d'Etienne Ville-Fournier lequel, par sa femme est neveu du chirurgien Fresnes Fournier qui avait épousé une Fior, sœur de Jean Claude Fior et tante de François Louis Joseph et de Marie Barbe Fior.


Emélie Lefebvre épousait donc un cousin éloigné... Ce cousin éloigné Pierre Joseph Ville avait lui-même un frère qui est son cadet Emmanuel, et cet Emmanuel Ville est marié à une demoiselle Ville. Je pense, sans avoir encore pu l'établir absolument, qu'un lien de parenté existait entre les Ville et les Tilman et peut-être entre les Tilman et les Fior. Car, au début du XIXème siècle, une famille Tilman a donné naissance à deux musiciens de talent, les frères Tilman, violoniste et violoncelliste qui se feront bientôt connaître et réussir à Paris. L'un d'eux sera de bonne heure violoniste à l'orchestre du roi Louis XVIII.


Or, François Louis Joseph Fior est donné par sa famille (actuellement représentée par Madame Berthe Ville, Veuve Wattellet) comme ayant été violoniste à la cour du Roi où on l'appelait familièrement " le petit Fior ", soit à cause de sa taille, soit plutôt par une manifestation d'amitié et de bienveillance. Il avait d'ailleurs un visage avenant comme en témoigne ce beau portrait où nous le voyons âgé d'environ 35 à 40 ans, donc vers 1779-1784.


Cette peinture, ovale de 63x52 centimètres, dans son cadre original, nous le représente en buste légèrement plus petit que nature. C'est un personnage vêtu fort élégamment avec un gilet à fleurs et un jabot de dentelle (de Valenciennes, peut-on penser) sur un habit vert dont seuls deux boutons ciselés sont boutonnés. Il est assis sur une chaise de bois clair au dossier légèrement incurvé et dans sa partie inférieure, sculpté, peut-être par son père Jean-Claude Fior (?). Distingué et sympathique, il a un air, sinon distant, du moins discret et réservé. En résumé, c'était pour le peintre un modèle flatteur et pouvant servir d'exemple aux yeux de clients futurs et réels pour leur montrer combien l'artiste, tout en suivant la ressemblance, savait bien saisir dans celle-ci les points pouvant flatter l'amour-propre des candidats (ou candidates) à
l'examen de la postérité.


Je vais maintenant dire rapidement comment Madame Wattellet s'est trouvée tout naturellement en possession du portrait de son arrière-grand-oncle François Louis Joseph Fior. Ce portrait est voisin d'ailleurs, dans son logement garni d'émouvants souvenirs de famille, avec un petit camée représentant le roi Louis XVIII, détail qui accrédite une tradition donnant le "petit Fior " comme musicien auprès du roi Louis XVIII. Mais au moment du règne de Louis XVIII (1814-1824), F.L.J. Fior avait de 70 à 80 ans, et le portrait étudié est celui d'un homme de 35 à 40 ans !? Si - le fait d'avoir possédé un médaillon de Louis XVIII incline à le croire - F.L.J. Fior a connu et aimé le frère de Louis XVI, ne serait-ce pas au moment où celui-ci était à Versailles le brillant Monsieur, frère du Roi, comte de Provence ? Et non point quand il était le roi podagre et goutteux de la Restauration ?

 

Ce très beau portrait aurait pu être fait par un portraitiste de l'entourage du comte de Provence. Cette hypothèse m'avait fait penser à Joseph-Siffrède Duplessis (né à Carpentras et qui fut parfois même appelé de son vivant Duplessis-Provence). Il avait fait assez bien de portraits ovales. A Valenciennes, Duplessis était bien connu pour avoir fait en 1783 le portrait (posé à Paris ou Versailles) de l'intendant de Hainaut Sénac de Meilhan, portrait, hélas, plus que probablement perdu. A Valenciennes, ou plutôt à Versailles, Fior avait parfaitement pu connaître Sénac de Meilhan, bien en cour. Et pourquoi pas, peut-être a-t-il rencontré aussi un personnage qui connaissait aussi bien Versailles que Valenciennes, le colonel propriétaire du Régiment Royal Suédois, alors en garnison dans notre ville et au sujet de qui j'ai déjà pu établir que les séjours auprès de son unité furent bien plus fréquents qu'on serait tenté de le penser.


Mais mon ami Claude Souviron, à qui une photographie du portrait a été présentée, inclinerait à penser qu'il est d'une exécution plus sensible que celle du froid Duplessis, et d'une facture plus féminine. C'est pourquoi il pense plutôt à Madame Labille-Guiard. Elle fréquenta aussi la cour du comte de Provence. La vue directe du tableau vient de confirmer M. Souviron dans cette proposition d'attribution.


Mort le dernier de ses frères et sœurs, F.L.J. Fior, plus que probablement célibataire, fit normalement de sa nièce et gouvernante Emélie Lefebvre son héritière, ne voulant pas que son portrait aille à des mains indifférentes. Emélie Lefebvre, mariée à un jeune époux, vit bientôt celui-ci perdre peu à peu le goût de la vie puis la vie elle-même. Elle ne cessa point cependant de porter affection à la famille de son mari. Et lorsqu'elle meurt (entre 1866 et 1878) son beau-frère et sa belle-sœur, née Tilman,
s'installent tout naturellement dans sa maison de la rue du Fossart, n° 33, où ils habitèrent avec Catherine Coquelet qui vivait déjà dans la maison comme fidèle servante de Madame Emélie Ville, Veuve Lefebvre.


Déjà est née, en 1863, une petite Emélie Ville de Emmanuel Ville fils et de son épouse née Cauchy. Elle porte le prénom de Madame Veuve Lefebvre dont elle est probablement la filleule. Et cette petite Emélie Ville aujourd'hui est de 14 ans l'aînée de Madame Wattellet.
 

Dès lors, on n'est aucunement surpris, et en tout cas on est extrêmement heureux, que Madame Wattellet soit la gardienne et la détentrice logique du beau portrait dont je viens d'essayer d'établir l'origine. On peut en être d'autant plus heureux que Madame Wattellet vient de le léguer au Musée de Valenciennes en souvenir de sa famille.


Reste à établir par documents d'archives quelle a été la carrière de F.L.J. Fior. Comme il n'intervient comme témoin ou comme parrain dans aucun acte d'état civil de sa famille (j'en ai examiné plus d'une quarantaine) après la date de 1751 où ayant atteint l'âge de raison, il aurait pu être choisi comme parrain, je dois supposer qu'il a quitté de très bonne heure Valenciennes pour la capitale et qu'il n'est revenu dans notre ville que tout à fait exceptionnellement. L'existence à Versailles devait normalement lui paraître plus attrayante que dans sa ville natale !


De même qu'il a dû aider à leurs débuts, aux toutes premières années du XIXème, les deux musiciens valenciennois, les Tilman, de même, il a pu être aidé par les musiciens d'origine valenciennoise. En écrivant ceci, je ne puis m'empêcher de penser au grand violoncelliste Martin Berteau que l'historien valenciennois Hécart fait vivre jusqu'aux environs de 1771. Opinion que j'espère arriver à faire triompher contre celle des musicographes qui erronément voudraient le voir disparaître en 1756 tout en ayant eu des élèves nés comme Janson le cadet en 1749... Il n'est pas sans intérêt de marquer, dès maintenant, que contemporain de Janson, Fior l'est aussi d'autres musiciens tels que Janson l'aîné né en 1742, Barrière, né à Valenciennes (comme les Janson). Tous personnages intéressants et encore peu connus, mais dont malheureusement on ne possède point de portrait aussi agréable à regarder que celui de François Louis Joseph Fior.

 

Valenciennes, le 23 octobre 1959.

 

Paul Lefrancq
Conservateur de la Bibliothèque

et des Archives de la Ville de Valenciennes