Histoire d'une collection
par Jean-Luc Ho
Il y a 20 ans
Après plusieurs rencontres lors de concerts et de salons musicaux, le facteur de clavecins Émile Jobin m’a invité dans son atelier, à Boissy l’Aillerie, dans le Val d’Oise, à 15 km de chez mes parents. Ce fut le début d’une passion pour la facture d’instruments à clavier anciens. Lors de mes fréquents séjours à l’atelier, j’ai pu observer l’expertise d’un clavecin français du XVIIe siècle passé en vente à Drouot et suivre presque quotidiennement la restauration du clavecin Dulken 1747 d’Anvers. J’ai aidé au transport et à l’accord de son claviorganum pour des concerts et des enregistrements. À l’établi, j’ai contribué à la préparation de diverses pièces, à certaines opérations sur la mécanique, à la réalisation de bouclettes, à la pose de cordes et à la finition de claviers. Pendant plus de 10 ans, Émile Jobin a programmé presque tous ses collages de table en fonction de mes disponibilités et de la météo. À sa demande, j’ai participé au recordage du clavecin Hemsch de 1761 du Musée de la Musique. De manière générale, j’ai assisté à la mise en voix et abondamment joué la plupart de ses instruments avant leur départ de l’atelier.
Parallèlement , le développement sur le net de forums spécialisés et de sites de ventes d’instruments amenait sur le marché de nombreux clavecins de seconde main. Pendant plus de dix ans, une vingtaine de clavecins, orgues et clavicordes sont passés entre mes mains, pour les remettre en état et/ou les améliorer : ils ont été pour moi un véritable laboratoire, permettant expériences et mises en pratique, grâce à des échanges ininterrompus avec Émile Jobin et Jean-François Brun, et des collaborations ponctuelles avec Floriane et Quentin Requier, facteurs d’orgue, Guillaume Zellner et Florian Donati.
Au terme de mes études, Blandine Verlet, m’a proposé de me vendre son clavecin d’après Goujon. Cet instrument magnifique par sa qualité et son histoire, fut le point de départ, la pierre angulaire d’une nouvelle approche. Mon intérêt s’est dirigé petit à petit vers les instruments les plus significatifs : les clavecins bricolés de la première heure vont progressivement laisser place aux quatorze instruments qui constituent aujourd’hui ma collection.
« Il se passe quelque chose quand on les joue, ils nous parlent et nous guident »
Ces instruments sont en parfait état de fonctionnement, dignes de servir pour des concerts solistes et des enregistrements, ainsi que pour l’enseignement de haut niveau.
Réalisations artisanales de premier choix, ils sont une vitrine de la meilleure production des ateliers. Il y a un plaisir à regarder leurs beaux assemblages, les finitions, les choix de bois, leurs beaux rapports de proportions. Il y une sensation d’ordre, de force et de beauté devant une exécution d’ébéniste virtuose, propre et maitrisée. Il y a une gourmandise, une jouissance de l’œil rien qu’à voir un bel instrument bien réalisé. Il y a avec le contact de ces instruments silencieux un calme, une présence, une main tendue vers la musique, une étape inspirante qui précède le jeu.
À chaque étape, une noblesse préside à la conception de l’instrument : dans les recherches, la compréhension et le souci de fidélité du facteur, dans le choix des matériaux, dans les techniques de fabrication. Contrairement à la majorité des instruments construits de nos jours, ils ne font l’objet d’aucun raccourci de production, ni d’adaptation pour plus de polyvalence et les facteurs n’ont introduit ni matières plastiques ni contre-plaqué. Ce ne sont pas des instruments d’étude, ni des instruments standardisés par la production en série.
Neuf des quatorze instruments sont entièrement collés à la colle organique et finis au rabot, et sur les douze clavecins-virginals-épinettes, huit sont harmonisés en plume.
Chaque instrument qui entre dans la collection fait l’objet de recherches historiques et de questionnements sur le son, la structure, le fonctionnement : cordage, diapason, sens et ordre des registres, examen des étoffes, cuirs, et bénéficie d’une révision de la mécanique, de l’harmonisation, de réglages voire éventuellement de la décoration.
1970-2022
Échantillons du savoir-faire européen sur plus d’un demi-siècle dans des ateliers situés en France, aux Pays-Bas, en Belgique, en Angleterre, en Suisse et en Italie, les instruments de ma collection reflètent des rencontres marquantes, ce qui lui confère une dimension de témoignage, et une valeur supplémentaire, humaine. Plusieurs instruments sont le fruit de collaborations dans les années 1970-1980 entre des personnalités marquantes, associant musiciens concertistes-pédagogues et facteurs restaurateurs-chercheurs : Blandine Verlet et Noëlle Spieth avec Émile Jobin, Jacques Frisch avec Christopher Clarke, Kenneth Gilbert avec Hubert Bédard et David Ley. Certains instruments ont marqué le mouvement de redécouverte du baroque, grâce à des récitals de Gustav Leonhardt et des enregistrements discographiques solistes de première importance : Aline Zylberajch dans Rameau, Noëlle Spieth dans Sweelinck, Davitt Moroney dans Byrd, Nicolau de Figueiredo dans Haydn. Unica devenus emblématiques, ils revêtent une importance historique, et sont une mémoire de l’évolution de l’interprétation de la musique pour clavier.
La production d’Émile Jobin occupe une place importante (plus d’un tiers de la collection). Quatre clavecins et un clavicorde permettent de suivre les temps-forts de l’histoire de son atelier : son premier clavecin flamand en 1981, son premier clavecin français en 1983, son premier clavicorde à pédalier en 2011 et son premier clavecin Ruckers transpositeur en 2022. Ces derniers instruments ont bénéficié tout ce temps, tout comme le clavicorde de Christopher Clarke, de soins, d’entretiens et de mises à jour par leur facteur. Les améliorations suivent de près les nouvelles connaissances sur la facture. Cette proximité avec leur concepteur dans le temps est un atout qui amplifie leur personnalité. Ces instruments reflètent aujourd’hui à la fois une grande maturité et un savoir en constante évolution.
Autour de la collection, une entente entre artisans et intervenants assure une transmission des gestes et du savoir entre Émile Jobin, Christopher Clarke, Jean-François Brun et deux facteurs d’une nouvelle génération, Julien Bailly et Quentin Peyron.
250 ans de répertoire de clavier
Les instruments de ma collection permettent de parcourir le répertoire d’une large période (de 1520 à 1790) et de voyager dans différentes sphères géographiques (de la Suède à l’Andalousie, en passant par Londres, les Flandres, l’Italie, l’Allemagne, l’Autriche, Paris, etc.). Mais l’une des forces de la collection est qu’elle offre aussi une variété d’approches au sein d’une école stylistique, grâce à des familles d’instruments. La perception d’un style, dans toute sa variété est bien plus enrichissante, fine, complète et nuancée quand elle ne dépend pas que d’une source.
Du côté de l’Italie, les quatre clavecins, virginale et épinette d’après des modèles vénitiens, sicilien ou napolitain des XVIe et XVIIe siècles pré sentent des caractéristiques de factures différentes : bois de table en cyprès, en sapin ou en épicéa, cordages en laiton et en fer, étendues, diapasons et registres différents. Pour les Flandres, les quatre clavecins, virginal, muselaar, ottavino d’après Ruckers offrent des ressources sonores tout aussi variées et reflètent la diversité des pratiques de la dynastie anversoise entre 1581 et 1645 avec la production de Hans, Ioannes et Andreas II Ruckers.
Cette collection se distingue aussi par la présence remarquable de deux instruments absents du champ de vision contemporain, le clavicorde à pédalier et le Ruckers transpositeur. À la demande du commanditaire, une démarche expérimentale, d’ordre archéologique, orchestrée par Émile Jobin, a pu les faire exister, grâce à la rencontre de sources nombreuses et variées : iconographie, répertoire, biographies, témoignages, études organologiques. L’attachement que Johann Sebastian Bach nourrissait pour son 3 Klaviere nebst. Pedal (clavicorde à deux claviers et pédalier indépendants) est connu de tous et pourtant le premier instrument reconstruit en France par un même facteur ne l’a été qu’en 2011 (il existait avant cela des assemblages hétéroclites). Cet instrument offre une nouvelle palette expressive aux musiciens et pose à nouveaux frais la question de la destination de certaines œuvres (pour le clavicorde ? l’orgue ? le clavecin ?). Onze ans plus tard, dans ce même esprit, j’ai commandé à Émile Jobin une copie reconstituant dans son état d’origine le clavecin transpositeur Ioannes Ruckers de 1612, aujourd’hui propriété du Musée de l’Hôtel de Berny à Amiens. Cette copie est le seul instrument de ce type jouable aujourd’hui en France. Ce clavecin est loin d’avoir livré tous ses secrets et plusieurs questions continuent d’intriguer les chercheurs, qu’il s’agisse du diapason, du timbre, de l’utilisation de cet instrument en musique de chambre et avec des chanteurs.
D’autres instruments de la collection sont des modèles que les musiciens français ont rarement l’occasion d’approcher : le clavecin d’après Delin, témoin de la vivacité de la facture flamande du XVIIIe siècle, ou encore la copie d’après Mirabal (Séville, 1737) qui est l’un des deux seuls clavecins d’esthétique espagnole dont on dispose en France (l’autre appartient au musicologue Dennis Collins). La présence dans la collection du clavecin Theewes est tout aussi précieuse car c’est, avec l’instrument personnel de Bertrand Cuiller, le seul sur le territoire français.
Dans la constitution de la collection, une attention particulière a été portée au caractère historique de l’ergonomie et de la physicalité du jeu. Au-delà du plaisir esthétique suscité par un mobilier fidèle à la facture ancienne, la hauteur particulièrement élevée d’un instrument, par exemple celle du Ruckers de 1612 (79 cm) dont le piétement a été copié d’après l’instrument de 1624 du même facteur conservé au Musikinstrumenten Museum de Berlin, ou encore celui du Theewes, copié d’après le Johannes Hasard (1622) conservé à la Knowle House à Kent, conditionne fortement le jeu du musicien. Le placement du claveciniste a des conséquences sur son approche des claviers ; il facilite ou au contraire interdit l’usage de certains doigtés et invite à jouer debout, comme on le voit souvent sur les tableaux anciens.
Le respect des matériaux de plaquage de claviers, surface de contact avec la main du musicien a aussi son importance : tantôt minéral avec l’os et le chêne des marais, légèrement plus tendre avec l’ébène, dynamique avec le buis. Enfin, une harmonie entre le décor et les qualités musicales des instruments est un enrichissement, puisqu’elle fait intervenir l’intelligence de tous les sens. La disposition générale, la vitesse ou contraire la minutie du geste du décorateur, l’équilibre des contrastes de couleurs et de matériaux sont des sources d’inspiration pour le musicien. De l’ordre de la synesthésie esthétique, cette harmonie fait apparaître une sensibilité commune avec le répertoire ; elle renseigne sur le tempérament, le langage, les goûts d’une culture.
Vers une pédagogie de la découverte et de l’expérience
Musicalement, ces instruments d’une grande fidélité historique sont des maîtres exemplaires pour aborder les répertoires anciens. Ils permettent d’approcher au plus près la question du style, de la manière, qui sont au cœur du travail du musicien-interprète. Leur originalité crée l’étonnement, contraignant les musiciens et les mélomanes à une remise en question, loin des habitudes acquises sur les instruments courants.
Cette collection s’avère un terrain expérimental sans précédent, avec des instruments d’esthétiques variées et plusieurs modèles particulièrement rares, dont quatre clavecins et épinettes d’après des sources du XVIe siècle, tous bénéficiant d’une qualité indiscutable de facture et d’un entretien constant qui les maintient dans un excellent état de jeu. Destinés à l’enregistrement solo, au récital mais aussi à l’enseignement de haut niveau, tous ces instruments permettent d’interroger l’idéal sonore d’un répertoire ou d’une école de facture. Ils incitent les musiciens à se questionner sur tous les paramètres du jeu. Ils invitent à oser, et à doser avec soin la résonance, la dynamique, le toucher, les couleurs sonores, pour mettre en valeur la polyphonie, la virtuosité, la clarté ou la vocalité des œuvres.
Leur diversité enseigne l’adaptabilité, leur excellence la précision et l’efficacité.
Tous réunis et mis à disposition des musiciens, les instruments de la collection ont vocation à constituer une école du goût, qui ébranle les certitudes des musiciens. Force sera de constater que l’art de toucher le clavecin est aussi vaste que le répertoire et la grande variété de la facture instrumentale. Je souhaite que cette collection instrumentale devienne une étape incontournable pour les jeunes artistes en devenir, pour les musiciens aguerris, pour les facteurs et les mélomanes, à l’image du Grand Tour que pratiquaient les jeunes gens et les artistes aux XVIIe et XVIIIe siècles, pour parfaire leur éducation, découvrir l’Europe et forger leur goût artistique.