Création à Anvers de « Bruegel » , spectacle baroque et féministe de la jeune Lisaboa Houbrechts.

Lisaboa Houbrechts, née en 1992, est belle, sans peurs, pleine d’énergie. A 27 ans, elle est déjà reconnue comme un des espoirs des scènes flamandes. En France, Les Inrockuptibles écrivait après son Hamlet (2018): « Elle fait une entrée fracassante dans la petite communauté de ceux qui comptent sur les scènes européennes ». Elle avait réinterprété le texte avec exubérance, prenant le parti de Gertrude, la mère d’Hamlet. Elle avait eu l’audace de mettre sur scène une vraie famille (celle de Jan Lauwers) pour incarner celle d’Hamlet: avec la femme de Lauwers, Grace Ellen Barkey en Gertrude, le fils, Victor, en Hamlet et la fille Romy Louise, en Ophélie

Lisaboa Houbrechts, après des études à l’École des Arts à Gand, créa la compagnie Kuiperskaai avec Victor et Romy Louise Lauwers et Oscar van der Put. On retrouve Romy Louise et Oscar van der Put (scénographe) dans Bruegel.

Trois spectacles l’ont fait connaître et Guy Cassiers l’a invitée à créer cette fois sur une grande scène, aidée à la dramaturgie par Pauwel Hertmans le fils de l’écrivain Stefan Hertmans.

Dulle Griet

Elle a travaillé deux ans sur l’oeuvre de Pieter Bruegel pour écrire le texte qui part du chef-d’œuvre de la collection Mayer van den Bergh à Anvers, la Dulle Griet, Margot la Folle.

Dans ce tableau de 1561, Bruegel montre une figure de femme comme l’incarnation de l’avidité furieuse. Emportant son butin, Margot, casquée, les yeux exorbités, se dirige en courant vers la gueule de l’enfer, les démons hissent un pont-levis et on ne sait si Margot la Folle veut mettre son bien en sécurité ou si elle veut partir à la conquête de l’enfer. En arrière-plan, toutes les figures de l’enfer, effrayantes, scatologiques, sadiques, drôles, dans le plus boschien des tableaux de Bruegel. Le ciel rouge de flammes, témoigne des horreurs des guerres qui frappaient alors l’Europe et de la cupidité des hommes.

Lisaboa Houbrechts aime se plonger dans l’Histoire pour y libérer les récits historiques « manipulés, effacés, oubliés ». Pour Bruegel, elle propose une tout autre interprétation de Margot. Loin d’être une voleuse hagarde, une « hommasse » , elle en fait une femme qui sauve encore ce qui peut l’être dans un monde agité par les révoltes, les conflits religieux, une famine et les effets délétères du Petit âge glaciaire.

Bruegel est alors un portrait kaléidoscopique du peintre et de son temps avec la figure de Margot/Griet comme axe central et féministe. Lisaboa imagine que sentant sa mort venir, Bruegel a voulu brûler ce tableau et que c’est sa belle-mère, Maycken Verhulst, qui l’en empêcha. Maycken, aquarelliste niée par l’histoire de l’art, modèle peut-être de Margot, muse du peintre, femme oubliée que ce Bruegel réhabilite.

© Kurt Van der Elst

Folle énergie

Dès le début, on voit défiler la liste interminable des guerres, de Bruegel à aujourd’hui, avec chaque fois ses Margots plongées dans l’enfer des hommes. Le spectacle voyage aussi dans le temps, d’Athéna à la Vierge et à une femme voilée d’aujourd’hui en passant par les contemporains de Bruegel comme le cardinal de Granville et son éditeur d’estampes Jérôme Cock.

Margot devient la personne intersexuelle, la sorcière merveilleuse de tout temps. A travers elle, Lisaboa Houbrechts ouvre toutes les questions qui nous habitent encore. Bruegel est une fresque mêlant théâtre, danse, arts visuels, scènes fortes bruegeliennes et musique.

Si elle peine parfois à maîtriser tant d’ambition et à garder un fil, on retrouve toujours une grande énergie, incarnée par une distribution quasi uniquement de jeunes actrices formidables comme Anne-Laure Vandeputte (25 ans) connue en Flandre par ses rôles à la télé, qui incarne Margot. Andrew Van Ostade joue Bruegel dont il a les rondeurs. Il interprétait un inoubliable Dyonisos dans Mount Olympus le marathon de 24 h de Jan Fabre.

Sur scène, une très belle musique de madrigaux du Moyen-Âge chantés par l’ensemble polyphonique Harmonia Sacra en dialogue avec le joueur de kamancheh (instrument iranien) Mostafa Taleb.

Bruegel, au Toneelhuis en néerlandais. Avec sous-titres en français le 18-2 au KVS à Bruxelles et à Paris et Valenciennes.